Vingt femmes ont été choisies pour représenter les différentes facettes de notre arrondissement par le biais de leur engagement et de leurs actions au quotidien. Focus sur Rédith Estenne, Présidente de l’Association pour la Mémoire des Enfants Juifs Déportés du 10ème.
Mes parents sont arrivés d’Europe de l’Est, ma mère de Lituanie, mon père de Pologne, pour fuir les pogroms mais aussi pour avoir le droit de s’inscrire dans une université. Ils se sont rencontrés à l’école de Chimie de Rouen, se sont mariés, ont eu deux enfants, mon frère en 1935 et moi trois ans plus tard.
Née dans une famille juive, évidemment, la première chose que je vis, lors de la déclaration de la guerre, c’est que nous devions nous cacher ; nous passons en zone libre, nous sommes réfugiés près de Toulouse, j’assiste à une rafle où l’on venait chercher mon père. Je ne me souviens pas du passage en zone libre mais je me souviens de la rafle qui a failli emporter mon père, j’avais alors 5 ans, c’est d’ailleurs principalement ce dont je témoigne lorsque je suis invitée dans une école. Fin 1942, la situation est devenue très dangereuse pour tous les Juifs dans la zone dite « libre » qui fut occupée en novembre.
Après la rafle à laquelle mon père a pu échapper en se cachant, ma mère a pris contact avec un groupe clandestin juif qui organisait le sauvetage d’enfants (OSE). Je suis passée en Suisse où je suis restée pendant deux années, accueillie chaleureusement par une famille protestante. Après la guerre, j’ai vécu dans la région rouennaise, j’étais une petite fille heureuse, désireuse d’apprendre : lycée, khâgne, Normale Sup. Je fais ma carrière de professeur de lettres au lycée Charlemagne.
À Paris, je milite contre la guerre d’Algérie, je suis militante et syndicaliste très tôt et je crois que c’est lié à mon histoire. J’appartiens à la gauche prolétarienne très pugnace, assez radicale. Alain Geismar, mon mari, avec qui j’ai eu deux enfants, est inculpé, et passe dix-huit mois en prison. Je suis passée à côté de la naissance du mouvement féministe mais j’ai travaillé plus tard avec un groupe féministe et j’ai participé, avant la loi Veil, à la lutte contre l’interdiction de l’avortement.
Tout cela me mène peu à peu à 60 ans, date à laquelle je prends ma retraite. Je chantais depuis longtemps dans un chœur et je continue. J’ai préparé un DEA d’anglais, j’ai passé un diplôme de médiation et j’apprends le yiddish à la Maison de la culture yiddish. Depuis quelques années, je travaille à la Cimade, où je reçois des personnes sans-papiers pour les aider à préparer leur dossier d’obtention d’un titre de séjour.
Je suis également présidente de l’Association pour la Mémoire des Enfants Juifs Déportés du 10ème (AMEJD). À l’exemple du comité Tlemcen et en suivant Addy Fuchs, ancien déporté, qui a déployé une énergie extraordinaire, nous avons mené des recherches sur les enfants déportés et, avec l’aide de la Mairie du 10ème, nous avons fait poser des plaques à l’intérieur de vingt écoles où les noms de ces enfants sont gravés.
Ainsi, chaque année le 27 janvier, lors de la Journée internationale de la mémoire de l’Holocauste et de la prévention des crimes contre l’humanité, qui correspond à l’ouverture du camp d’Auschwitz en 1945, nous faisons l’appel des noms des enfants déportés, nous fleurissons les plaques commémoratives et nous, les enfants juifs cachés, nous témoignons dans les écoles. Il me semble très important de rencontrer les élèves en classe pour leur expliquer le sens de ces commémorations.
Je fais un point d’histoire sur la Seconde Guerre mondiale, j’évoque les différents statuts des Juifs, l’arrivée des Allemands à Paris, l’effondrement de la République et de ses valeurs, la dérive de l’État français avec Pétain et Vichy qui a permis la création de fichiers de recensement des Juifs, lesquels ont facilité les rafles. Je rappelle les chiffres monstrueux, les voyages terribles et l’arrivée bien pire encore dans les camps…
Et seulement après, je témoigne, je leur raconte la rafle qui a failli emporter mon père et mon passage clandestin en Suisse, de nuit avec un petit groupe d’enfants. Au fur et à mesure, je réponds aux questions, je veux non seulement rappeler la mémoire des enfants assassinés, témoigner, mais aussi faire un travail qui rende les enfants vigilants contre les discriminations et le racisme. Nous espérons que plus tard, professeurs, directrices et directeurs d’écoles prendront le relai.
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