Un hôtel plus que centenaire, un livre fêtant ses 90 ans, un film culte ses 80 bougies et aujourd’hui, un bar-restaurant qui entretient le mythe.
C’est un simple hôtel de trois étages, construit en 1912, offrant ses 40 modiques chambrettes – dont huit fenêtres donnent sur le célèbre pont tournant – aux ouvriers, éclusiers du canal et aux rares chômeurs de l’époque. Tous louent leurs chambres “à la petite semaine”, lieux de (sur)vie au parquet délabré mais énergiquement astiqué et accessibles par un escalier étroit. “Une vieille bâtisse faite de carreaux de plâtre et de mauvaises charpentes” écrira, en 1931, Eugène Dabit. L’Hôtel du Nord possède une petite courette avec son écurie, ses poules et son lavoir. Et ceux que cela incommode se refugient volontiers au bistrot d’à côté : À la Chope des Singes.
En 1923, L’Hôtel du Nord devient la propriété d’Emile et Louise Dabit, les parents d’Eugène Dabit, grâce à un prêt obtenu auprès du frère de Louise alors patron d’un bordel dans le 9ème arrondissement. Eugène y travaille occasionnellement comme veilleur de nuit ou garçon de café mais avant tout y réside. Son avenir, il l’imagine en artiste peintre reconnu, certes expose avec Soutine, Utrillo ou Modigliani, mais lassé du désintérêt pour sa peinture, se tourne vers l’écriture. Pour son premier ouvrage, Dabit souhaite décrire et s’inspirer de ce qu’il a vécu et vit encore au quotidien : ces tranches de vie dans l’hôtel du Quai de Jemmapes. Son livre, “L’Hôtel du Nord”, paraît le 10 décembre 1929 chez Robert Denoël, chaperonné par l’écrivain Roger Martin du Gard, futur prix Nobel de littérature devenu proche.
Le bandeau du roman résume son contenu :
“La vie d’un petit hôtel des faubourgs… Une œuvre simple, émouvante, d’un accent humain.”
Le livre connaîtra un véritable succès, obtenant le Prix du roman populiste, d’une valeur de cinq mille francs. Une consécration pour un auteur revendiquant son appartenance au groupe de la littéraire prolétarienne et qui par la suite va militer pour les pauvres gens et la littérature “révolutionnaire”. Eugène Dabit meurt de la scarlatine le 21 août 1936 à Sébastopol. Il ne verra donc jamais l’adaptation de son livre. André Gide dira de lui : “On ne pouvait imaginer quelqu’un plus digne d’être aimé que Dabit”. Un an avant sa mort, il écrivait dans Ville Lumière : “Je passe chaque jour plusieurs heures dans ce petit hôtel que tiennent encore mes parents. Je ne me sens nulle part si à l’aise qu’en ce lieu.” Ses parents s’occuperont de l’Hôtel du Nord jusqu’en 1942.
Drôle de Drame en 1937, Le Quai des Brunes en mai 1938, Marcel Carné, auréolé de succès, enchaîne les chefs-d’œuvre. Accompagné de Maurice Bessy, à l’époque rédacteur en chef de Cinémonde, il se rend Quai de Jemmapes pour les repérages de son nouveau film “Hôtel du Nord” et pour rencontrer les parents d’Eugène Dabit. Le 25 août 1938, une double page dans le journal atteste de cette visite. Pendant ce temps, à l’extérieur des studios Paris Studios Cinéma de Billancourt, le décorateur Alexandre Trauner exerce son génie, finissant de reconstituer l’ensemble du décor dont le pont et une partie du canal.
En effet, à l’exception de quelques plans, c’est en studio que Marcel Carné va tourner Hôtel du Nord. Nous y retrouvons un repas de communion, une tentative de suicide, une histoire d’amour, les rapports d’une prostituée avec son souteneur et des personnages hauts en couleur comme le couple Lecouvreur, les patrons de l’hôtel, Madame Raymonde, Monsieur Edmond, Renée ou Prosper l’éclusier… Des rôles interprétés par Arletty, Louis Jouvet, Annabella et Jean-Pierre Aumont pour ne citer qu’eux. Hôtel du Nord, sans l’apostrophe du roman, sort sur les écrans le 10 décembre 1938. Carné étonne une nouvelle fois, les comédiens sont magistraux et les dialogues d’Henri Jeanson font mouche. Ce classique du 7ème art fera certes un peu oublier le livre mais nullement l’établissement, inscrit définitivement dans l’histoire tout comme la mémorable réplique d’Arletty : “Atmosphère ! Atmosphère ! Est-ce que j’ai une gueule d’atmosphère ?”
La période de guerre n’est pas vraiment propice au tourisme et la notion de patrimoine n’est pas encore ancrée dans le cahier des charges des instances dirigeantes. Sur la façade, les carreaux bleus constituant le nom “Hôtel du Nord” vivront leur vie comme les occupants la leur. Pourtant, la disparition progressive du transport fluvial au profit du “tout-voiture” amène usines et ateliers du canal à fermer et les clients à progressivement délaisser l’hôtel. En 1964, le Conseil de Paris et le gouvernement Pompidou, alors premier ministre, souhaitent même faire du canal une autoroute urbaine à quatre voies. Raison de plus pour ne pas entretenir l’hôtel qui se dégrade.
Projet rapidement abandonné, le canal reste malgré tout peu exploité et ses abords mal fréquentés. L’Hôtel du Nord devient insalubre et ses chambres meublées louées à des travailleurs immigrés. En août 1984, un permis de construire est accordé – mais pas encore celui de démolir – afin d’y bâtir neuf logements et un commerce au rez-de-chaussée. Cinéphiles nostalgiques et amoureux du vieux Paris s’insurgent, mais impossible de classer la bâtisse en tant que monument historique de Paris, le film n’ayant pas été tourné sur place.
Malgré cela, une manifestation de riverains et artistes, orchestrée par Alain Lhostis, conseiller municipal à la Mairie du 10ème, est organisé le 1er juin 1989 devant les fenêtres murées et la façade dégradée. Trois ans avant sa mort, Arletty, alors âgée de 91 ans s’y exprime : “C’est un coin merveilleux de Paris, cela me touche beaucoup, c’est un peu comme la Tour Eiffel. Il ne faudrait pas y toucher. Et je pense et j’espère que l’on laissera la façade de l’Hôtel du Nord.”
Jean-Claude Brialy ajoute que “Même les Américains parlent de l’Hôtel du Nord”. Alexandre Trauner conclut : “Le film est resté dans la mémoire des Français… Cela me gênerait si ce bâtiment disparaissait… C’est devenu le synonyme de mon œuvre.” Didier Morax, l’architecte du nouveau projet, confirme que “la seule façon de préserver cette image collective est de restituer, seule, la façade”. Sa proposition et le souhait d’Arletty seront exaucés : le 15 juin, la Commission Nationale des Monuments Historiques donne son verdict : la façade et le bord de la toiture seront classés. La mobilisation aura eu raison des marteaux piqueurs, le pèlerinage des Parisiens et des touristes peut se poursuivre.
C’est dans un immeuble de logements réhabilité qu’ouvre, à la mi-janvier 1996, un bistrot et restaurant traditionnel de 100 places. James Arch, le nouveau propriétaire est un ancien homme d’affaires et surtout le fondateur du célèbre Bus Palladium. Julien Labrousse, entrepreneur et architecte mais également propriétaire de L’Élysée Montmartre et du Trianon lui succède en 2005. Il y fera d’importants travaux d’embellissement avant sa reprise, en 2013, par deux restaurateurs passionnés : Guillaume Manikowski et Stéphane Delacourcelle.
Les deux nouveaux propriétaires vont bien évidemment conserver, dans la partie café, le magnifique comptoir arrondi en chêne et étain, le sol de carreaux noirs et blancs mais vont apporter ce petit supplément d’âme, en forme d’hommage aux œuvres de Dabit et Carné : un vieux projecteur éclairant l’affiche du film et banquettes rouges dans le café, affiches et photos de cinéma d’avant-guerre et plusieurs bibliothèques regorgeant de livres et documents sur le film et le cinéma de cette même époque dans la salle du restaurant.
“J’ai parfois l’impression d’être un gardien de musée. Si j’étais payé à la photo faite sur place, je serais riche !”
Voilà ce qu’évoque Guillaume Manikowski qui ajoute : “Au-dessus, les anciennes chambres sont désormais des habitations, mais nous caressons le doux rêve de redevenir à nouveau un hôtel.”
Une continuité et une ambiance chaleureuse pour le plus grand bonheur de clients dont font partie Isabelle Adjani, Claire Denis ou Alexandra Lamy… Supplantés malgré tout par certains résistants fidèles du quartier tels Sebastiào Salgado, Bérénice Bejo, Michel Hazanavicius et surtout Douglas Kennedy qui aime y écrire ou s’y poser pour ses rendez-vous. “Il est ici chez lui”, assure Guillaume. En cuisine, à midi comme le soir, Benjamin Mathieu souhaite créer une cuisine authentique et traditionnelle riche de saveurs du terroir. Mais l’Hôtel du Nord c’est également “un petit noir” au comptoir, un verre en terrasse, l’authentique brunch du dimanche et les happy hours. Des rendez-vous évidemment intensifiés par ce lieu magique chargé d’histoires et d’anecdotes captivantes.
Retrouvez L’Hôtel du Nord au 102 Quai de Jemmapes, 75010 Paris. Du lundi au dimanche, de 10h30 à 01h30. www.hoteldunord-paris.com 01 40 40 78 78
Prix Eugène Dabit : Décerné pour la première en 1931 à Eugène Dabit pour L’Hôtel du Nord, le Prix populiste récompense une œuvre romanesque qui “préfère les gens du peuple comme personnages et les milieux populaires comme décors à condition qu’il s’en dégage une authentique humanité”. Ce prix a suivi le manifeste qu’André Thérive et Léon Lemonnier consacrèrent, en 1929, à un nouveau courant littéraire contre une littérature bourgeoise prenant pour cadre unique les sphères les plus fortunées de la société française. Depuis 2012 le prix est devenu le Prix Eugène Dabit du roman populiste. Géré de main de maître par Philippe Haumont, il est remis chaque année, entre fin novembre ou début décembre, à l’Hôtel du Nord. Le parrain 2016 fut Douglas Kennedy et cette année, c’est Josiane Balasko qui le remettra à Estelle-Sarah Bulle pour “Là où les chiens aboient par la queue” aux éditions Liana Levi.
Auteur : Vincent Vidal.