Que sont devenues les bourses du Paris du XIXe siècle, édifices théâtraux où s’affrontaient quotidiennement l’offre et la demande? Le palais Brongniart s’est reconverti dans l’événementiel, la Bourse de Commerce abrite une fondation d’art contemporain. Seule la Bourse du travail, construite dans le 10e , poursuit en 2023 des activités en lien avec sa vocation première. Mais pourquoi ce nom pour la maison du syndicalisme parisien?
Dans les années 1840, l’économiste Gustave de Molinari conçoit des bourses du travail qui «seraient pour les transactions des travailleurs ce que les Bourses actuelles sont pour les opérations des capitalistes». Son idée très libérale ne connaît pas plus de succès que celle de François-Joseph Ducoux, préfet de police en 1848 : créer un système public de bourses du travail, avec des «grèves abritées» pour les rendez-vous de la population industrielle. Les ouvriers attendant l’embauche à Paris se réunissaient alors sur la place de Grève, à côté de l’Hôtel de Ville, exposés aux intempéries.
Après la répression de la Commune en 1871, le monde du travail est touché par une grave crise économique. Les usines se développent plutôt à l’extérieur de Paris ; le chômage sévit dans la capitale et les sans-travail se plaignent des coûteux bureaux de placement privés. L’idée de bourse du travail est reprise en 1875 par un conseiller du 19e arrondissement, Eugène Delattre, en quête d’un refuge clos et couvert pour les journaliers de La Villette. Des débats élargissant la question à toute la ville s’instaurent; ils aboutissent fin 1886 à la décision du Conseil municipal de «créer une bourse centrale du travail et des annexes sur différents points de Paris».
Dans l’attente d’un bâtiment ad-hoc financé par la Ville, l’installation se fait le 3 février 1887 dans les locaux du bal de La Redoute au 35, rue Jean-Jacques Rousseau dans le 1er. Pendant la décennie de débats sur le projet de bourse, le contexte politique et social a évolué en faveur des syndicats, autorisés à partir de 1884 s’ils se maintiennent hors de toute action politique. La même année, le radicalisme, courant républicain défenseur de la propriété privée et sensible à la question sociale, est devenu majoritaire au Conseil municipal de Paris.
Le nom de bourse du travail est conservé, avec des attributions considérablement élargies. Le conseiller municipal ex-communard Édouard Vaillant déclare en juillet 1887: «La bourse du travail est bien autre chose qu’un bureau de placement: c’est la maison des travailleurs, c’est le lieu de l’organisation de la classe ouvrière». Si elle abrite une agence de placement gratuite et suit les prix du travail, elle offre aussi de nombreux services aux chambres syndicales organisées par corps de métier : des bureaux, des salles de réunion, un asile de nuit et une coopérative de consommation. Elle agit en société mutualiste avec ses caisses de grève ou de chômage, ainsi qu’en organe de propagande diffusant l’idée syndicale par voie de presse ou d’affiches. Elle assure également des missions éducatives par des cours de formation professionnelle, des conférences et une bibliothèque.
« La Bourse du travail est bien autre chose
qu’un bureau de placement:
c’est la maison des travailleurs. »
Dès le début, la Bourse du travail de Paris est gérée par les délégués des syndicats adhérents, le Conseil municipal financeur n’exerçant qu’un contrôle très global. Cette pionnière fait école et les bourses se multiplient en France, contribuant à l’essor du syndicalisme. En 1892, elle prend l’initiative d’une Fédération des Bourses du travail qui choisit d’affirmer pleinement son autonomie face aux pouvoirs municipaux et gouvernementaux. Pour le nouveau bâtiment, le choix se porte en avril 1887, après vote, sur un terrain de 1755 m2 sis entre le 3, rue du Château-d’Eau et la rue de Bondy (aujourd’hui 26, rue René-Boulanger), occupé de 1855 à 1880 par le Grand Café parisien, puis par le Panorama national. L’emplacement est au cœur des quartiers industriels et commerciaux, mais aussi à deux pas de la vaste caserne du Château-d’Eau qui loge des troupes susceptibles d’agir sans délai. À partir de 1888, un architecte de la Ville de Paris, Joseph-Antoine Bouvard, construit la Bourse dans le style néo-Renaissance à la mode en ces temps, pour un coût total de trois millions de francs, dont un pour l’acquisition du terrain. Celui-ci étant traversé par un ruisseau venant de Belleville, des fondations très profondes sont nécessaires. La structure et le décor affirment avec force la vocation de l’édifice. Le bâtiment est organisé sur cinq étages distribués autour d’une grande cour centrale aménagée pour les réunions: la salle, aujourd’hui nommée Ambroise-Croizat, peut contenir 1 500 personnes ou plus, car modulable par adjonction de salles secondaires grâce à un système de planches en fer escamotables, conception très moderne pour l’époque. Son décor est somptueux: entre de majestueux piliers en fer soutenant la charpente métallique et la voûte vitrée, les murs sont ornés de fresques et de peintures murales. Tout autour, une large galerie dessert les principaux services. Plusieurs centaines de bureaux, des salles de réunion et une vaste bibliothèque occupent les étages. En sous-sol se trouve la salle de grève où se négocient offres et demandes d’emplois. Chaque étage est équipé d’eau, d’électricité, d’un téléphone et d’un poste de secours contre l’incendie : un modernisme révolutionnaire en 1892 !
Sur la façade de 36 mètres de long court l’inscription Bourse du Travail. Trois têtes symbolisant la République, la Paix et le Travail surmontent les imposantes portes d’entrée en fer forgé. Aux étages supérieurs, entre les fenêtres encadrées de pilastres corinthiens, sont gravés les noms d’industriels ou d’inventeurs: Boulle, Le Nôtre, Les Estienne, Vaucanson…, autour de celui d’Étienne Boileau, un des premiers prévôts de Paris. Sous la devise républicaine Liberté, Égalité, Fraternité, un cartouche avec les mots Labor et Pax orne les pilastres latéraux. Au pinacle, une horloge est entourée des lettres RF et au-dessus sont représentées les armoiries de Paris : la nef et sa devise Fluctuat nec mergitur. Dès l’entrée est proclamé le programme de la Bourse de Paris selon les visées municipales: «La paix dans le travail, dans le cadre et au moyen de la République».
Dans son discours inaugural du 22 mai 1892, Frédéric Sauton, président du Conseil municipal, remet la Bourse du travail aux syndicalistes, avec la confiance qu’elle sera entre leurs mains «un instrument de pacification sociale qui, tout en assurant le triomphe de [leurs] justes revendications, contribuera, par les relations qu’[ils seront] amenés à nouer avec les travailleurs des autres pays, à établir un jour la paix universelle».
Mais l’ère nouvelle annoncée est de courte durée. De nombreux syndicats parisiens soucieux de leur indépendance répugnent à se conformer à l’obligation de déclaration préalable des coordonnées de leurs dirigeants. Pour le gouvernement, la Bourse du travail est un foyer d’agitation et de désordre aux mains de révolutionnaires qui prônent l’action directe et la grève générale. Le 1er mai 1893, le préfet de la Seine ordonne sa fermeture et réprime violemment les manifestants venus protester. Il interdit le paiement des subventions municipales et fait occuper par l’armée le bâtiment principal et son annexe à partir du 6 juillet. La Bourse reste close pendant près de trois ans ; une antenne provisoire dite «Contre-Bourse» s’installe tout à côté, cité Riverin.
La réouverture de la Bourse du travail, placée un temps sous l’autorité directe du préfet de la Seine, intervient le 11 avril 1896. Un an auparavant, une nouvelle étape dans l’unification des syndicats a été franchie avec la création de la Confédération générale du Travail (CGT), et l’anarchiste Fernand Pelloutier est devenu secrétaire général de la Fédération des Bourses du travail. Pour cet ardent militant miné par la tuberculose, les bourses sont des lieux-clés de lutte, d’entraide et d’éducation en vue «de substituer à la propriété individuelle […] la vie libre sur la terre libre». Un objectif révolutionnaire bien éloigné des visées municipales!
« Le militantisme féminin est rare: en 1900, les femmes représentent 6,5% des syndiqués mais plus du tiers de la population active. »
Dans les premières années de la Bourse du travail, le militantisme féminin est rare: en 1900, les femmes représentent 6,5% des syndiqués mais plus du tiers de la population active. Rare mais pas absent. La Fronde, quotidien féministe entièrement réalisé par des femmes, informe en janvier 1899 de la programmation de cours du soir gratuits pour perfectionner les ouvrières, organisés à la Bourse du travail par A. Bouvard, du syndicat CGT des fleuristes plumassières. On retrouve cette militante comme déléguée défendant le travail des femmes au 5e congrès de la CGT tenu en septembre 1900 à la Bourse.
En 1902, un an après le décès de Fernand Pelloutier à 34 ans, la CGT et la Fédération des Bourses du travail s’unissent ; cette et devient une section de la CGT. La Confédération s’engage au début du XXe siècle dans le combat des huit heures alors qu’une loi de 1900 a fixé la journée de travail à dix heures pour les femmes et les enfants, et à douze heures pour les hommes. En 1906, la façade de la Bourse du travail annonce fièrement sur une large banderole : «À partir du 1er mai 1906 nous ne travaillerons que huit heures par jour!» Le radical Clemenceau, ministre de l’Intérieur, devenu un homme d’ordre et surnommé «le sinistre de l’intérieur et le briseur de grèves», déploie le 1er mai plus de 50 000 soldats dans la capitale. Il fait évacuer par la force les grévistes de la Bourse et arrêter les secrétaires de la CGT. Autour, on déplore de violentes bagarres, des charges de la police montée et plusieurs centaines d’arrestations. La revendication des huit heures ne sera satisfaite qu’en 1919, le gouvernement se contentant d’instaurer un jour de repos obligatoire pour tous le 13 juillet 1906.
En 1913, la CGT se réorganise par département et la Bourse du travail de Paris est intégrée à l’union départementale CGT de la Seine. C’est la fin de la dynamique de la Bourse du travail comme centre d’un syndicalisme intégré alliant dans un même lieu solidarité, éducation et revendications. Au cours du XXe siècle, la sécurité sociale, l’embauche et la formation deviennent des affaires d’État, et l’action syndicale prend progressivement le pas sur les autres activités de la Bourse du travail. De nombreux meetings se tiennent en marge des grèves dans la grande salle Ambroise-Croizat, précédemment Jean-Jaurès, ornée d’un buste du célèbre tribun. Citons deux exemples à trente ans d’intervalle. En avril 1923, jusqu’à 15 000 ouvrières de la couture, surnommées midinettes car habitant loin de chez elles et déjeunant d’une dînette à midi, se mobilisent pour revendiquer des hausses de salaires. En août 1953, les cheminots débraient pendant douze jours contre un décret-loi repoussant l’âge de départ à la retraite, finalement abandonné. Initialement sous la tutelle unique de la CGT, seule confédération existant à ses débuts, la Bourse s’ouvre progressivement aux syndicats nés de la recomposition sociale du XXe siècle. Elle dispose actuellement de deux annexes, rue Charlot et rue de Turbigo. Les salariés et habitants de la capitale, syndiqués ou non, peuvent bénéficier désormais de consultations en droit du travail dans les locaux du 10e. Le 10 janvier 2023, un front de huit organisations syndicales a choisi la Bourse du travail de la rue du Château-d’Eau, lieu emblématique de l’histoire sociale, pour engager la mobilisation contre la réforme des retraites, là où a été déjà lancé le 12 mai 1968 l’appel des syndicats à rejoindre les étudiants.
Auteur : Jeannine Christophe et Marie-Ange Daguillon
Un grand merci à André Krol pour ses documents.