Il y a des lieux devant lesquels les habitants du 10e, mais également ceux du «Tout-Paris», passent sans même lever la tête et qui, pourtant, relèvent de l’histoire avec un grand H. C’est le cas de cet ancien grand magasin, rue du Faubourg Saint-Martin.
Il fut un temps où Internet n’existait pas, où les achats se faisaient uniquement dans des magasins que bon nombre d’entrepreneurs ambitieux, visionnaires ou révolutionnaires voulaient toujours plus grands. C’est peu de temps avant une autre Révolution, en 1784, qu’ouvre ce qui deviendra au siècle suivant le premier grand magasin de France. L’impulsion est donnée en 1858 par l’entrepreneur Jacques Calmane, associé à deux commerçants, les frères Émile et Alphonse Fleck, qui rachètent le numéro 67 de la rue du Faubourg Saint-Martin. Deux ans plus tard, l’immeuble du 67 et celui du 69 sont réunis en un seul magasin de 1750 m2 – ce qui semble aujourd’hui dérisoire! – éclairé par dix verrières et qui s’organise sur trois étages reliés par un escalier. Le public se presse, faisant le bonheur des dames des faubourgs, pour y acheter tissus, dentelles, étoffes, vêtements pour hommes et femmes, de l’ameublement et des produits venant du monde entier. Ce magasin est considéré un temps comme «le temple de la consommation » à une époque où seules les petites échoppes régnaient. « À l’encontre des maisons qui se flattent de n’offrir aux chalands qu’une spécialité, celle-ci a pensé qu’en répartissant ses frais sur une grande quantité d’articles elle pourrait alléger d’autant la part qui incomberait à chacun d’eux. Elle a créé des galeries immenses et, quand on y entre, on ne sait trop si l’on est dans un magasin ou dans l’un de ces vastes marchés de l’Orient qui offrent aux yeux des amateurs les produits de toutes les nations du globe. Nouveautés pour robes, soieries, châles, confections, rideaux, linge confectionné, toiles, étoffes pour ameublement, vêtements pour hommes, chemiserie, bonneterie, ganterie, parapluie, que sais-je encore? Vous trouverez de tout dans cette maison qui semble avoir voulu rendre impossible de lui demander quelque chose qu’il lui fût impossible de vous donner, et cela à des prix exceptionnels. Après avoir franchi les marches d’un escalier qu’on croirait suspendu dans les airs, tant sa structure est légère et sa pente facile, nous arrivons à l’entresol. Si, comme moi, vous vous décidez à rendre visite au faubourg Saint-Martin, vous jouirez d’un spectacle tout nouveau unique dans son genre. Arrivé devant les magasins du Tapis rouge, vous verrez de nombreux camions décharger des caisses pesantes sur le trottoir, une armée d’hommes de peine et de commis ouvrir ces caisses et en retirer les marchandises. Vous pourrez regarder ces marchandises et, si l’envie vous en prend, les acheter au sortir de leurs enveloppes de bois avant qu’elles soient entrées dans le magasin. Cette vente en plein air, ce déballage comme disent les gens de la partie, se renouvelle à chaque saison et offre un des spectacles les plus curieux qu’il soit possible d’imaginer… » rapporte un certain M.V. dans la revue Le Monde Illustré du 16 février 1867.
À partir de 1870, Jacques Calmane et les frères Fleck accueillent également, en plus des « nouveautés » comme on le disait à l’époque, de nombreux artisans qui s’installent au troisième étage : monsieur Marigny fabricant de jarretières et nœuds pour chaussures, Deloge et Mauty, un temps record et rouvre en grande pompe le 30 septembre 1871, après s’être rénové et surtout agrandi. Au Tapis Rouge occupe désormais plusieurs immeubles contigus: les 65 et 67 rue du Faubourg Saint-Martin mais également du 54 au 58, rue du Château-d’Eau. À l’époque, plus d’espace, c’est plus de produits avec toujours cette envie de vendre « bon marché ». « Des divans moelleux, dit une page de publicité, agrémentée d’amusantes vignettes sur bois, attendent dans un salon discret la jolie femme qui sort bientôt mise avec un cachet que ne pourraient donner les grands faiseurs à la mode. A l’intérieur une procession de femmes distinguées, de ménagères économes et de prolétaires qui trouvent du luxe à bon marché » évoquera plus tard Paul Jarry dans son livre Les magasins de nouveautés, paru en 1948. Impossible en revanche de connaître la superficie exacte de ces nouveaux bâtiments que les gravures promotionnelles de l’époque ont souvent tendance à exagérer par des perspectives avantageuses. C’est vers 1890 qu’une brasserie voit le jour à l’angle des deux rues, aujourd’hui. C’est également à cette date que voit le jour, à l’angle des deux rues, une brasserie, aujourd’hui La P’tite Louise. En 1910, alors que seul Émile Fleck figure à la tête du Tapis Rouge déjà depuis dix ans, le magasin subit la présence d’une importante concurrence: Les Grands magasins du Louvre (1855), Le Bazar de l’Hôtel de Ville (1856), Le Printemps (1865) ou encore La Samaritaine en 1869. À coté de ce « quatuor commercial » de la rive droite, en 1863, Aristide et Marguerite Boucicaut ont donné naissance, rive gauche, au Bon Marché, un établissement qui atteindra à une époque jusqu’à 50 000 m de superficie. Enfin et surtout, à quelques mètres du Tapis Rouge s’installe en 1897 au 45-48 boulevard de Strasbourg la société anglaise « Aux Classes Laborieuses, Limited » qui propose le même type d’articles. Telle une provocation, l’entreprise fait construire deux ans plus tard l’immeuble du 85, rue du Faubourg Saint-Martin qui abrite aujourd’hui le siège du site leboncoin. Résultat, Au Tapis rouge change d’activité (mais pas de direction) et devient la Compagnie Générale de l’Ameublement, « la plus importante Société Française pour la Fabrication et la Vente de tout ce qui concerne l’Ameublement » (dixit l’entreprise), au total une dizaine de boutiques à Paris dont la plus importante est celle du siège, rue du Faubourg Saint-Martin. En 1914, c’est un certain Monsieur Congy qui durant un an va exploiter le lieu sous la forme d’un hôtel : Hôtel de la Renaissance. L’année suivante, ce sont les frères Pathé qui prennent possession des lieux. Leur activité principale se concentre sur la vente et la location d’appareils de prise de vue et de son. C’est ici que seront vendus, entretenus et réparés les appareils de projection et les phonographes de la marque jusqu’en 1942. Sous l’Occupation, les locaux restent vides et servent, malheureusement, comme Aux Classes Laborieuses, de lieux de transit pour l’Allemagne.
Au sortir de la guerre, en 1944, c’est au tour des jouets Bern « fabricant de jouets, bimbeloterie et vente en gros » de s’y installer et ce jusqu’en 1975. C’est à cette période que l’actuel propriétaire, Aram Garabedian, fonde son activité de production de maille, La Chaumière aux Tricots. Mais après 1985, la maille « made in France » subissant également la concurrence, le patron jette l’éponge, entreprend des travaux de rénovations et transforme le lieu en un centre de conférences et événementiel. C’est donc sous le nom de « Espace Tapis Rouge », en mémoire de son passé de grand magasin, qu’en 1989 l’ancienne manufacture va vivre sa dernière histoire. Séminaires, lancement de produits, soirées, tournoi de poker, salon de la bière, défilés de mode, congrès, concerts – comme celui de Pink à ses débuts -, l’Espace accueille même Jacques Chirac qui en fait son QG de campagne pour l’élection présidentielle de 2002. Totalement fermé depuis une dizaine d’années, le lieu est à vendre. De nombreux projets très différents s’enchaînent. Des bruits courent, certains fondés, d’autres pas : Centre de jeux pour le Groupe Partouche, cabinet médical, annexe du musée Grévin, salle de cinéma… Un véritable inventaire à la Prévert. Reste surtout un homme, très âgé, Aram Garabedian, qui ne semble peut-être pas prêt à se séparer de son bébé.
Auteur : Vincent Vidal
Un grand merci à André Krol pour ses documents.