Il était 17 heures, un mardi. La lourde porte du marché Saint-Quentin se ferma. François, le jeune boucher, tourna la clé dans un mélange de tristesse et de colère. “Ils nous ont demandé de fermer en catastrophe, on n’a eu le temps de rien. Des centaines de kilos de marchandise à la poubelle…”
A-t-on mémoire de la fermeture des marchés alimentaires à Paris ? Même lors du siège de 1870 par les Prussiens, en pleine disette, les marchés proposaient cuissot d’autruche du Jardin des plantes ou pissenlit de la butte Montmartre.
Depuis le Moyen Âge, le régime alimentaire des Parisiens est une affaire d’État. Les Halles centralisent la distribution des denrées, leur commerce étant interdit dans un périmètre d’une dizaine de lieues autour de la capitale. Les voies les mieux entretenues acheminent la marée, comme la rue du Faubourg Poissonnière par laquelle transitent poissons et fruits de mer en provenance de Dieppe et de Fécamp. Les maraîchages du nord de Paris et les vergers de l’est assurent l’approvisionnement en fruits et légumes. L’objectif : remplir le ventre des Parisiens pour garantir la stabilité politique. Les Parisiens sont réputés bons mangeurs et les registres royaux attestent de leur appétit féroce comme de leurs exigences sur la variété et la qualité des produits. La capitale du royaume ne se contente pas de pain et d’eau fraîche.
Les temps de disette font vaciller le pouvoir à plusieurs reprises jusqu’à la Révolution française qui voit les poissonnières des Halles, à la langue bien pendue, marcher jusqu’à Versailles pour “ramener le boulanger, la boulangère et le petit mitron”. Les deux premiers perdent leur chef pour prix de la famine qui tiraille le ventre des Parisiens et des Français depuis trop longtemps.
Au début du XIXe siècle, les récoltes s’améliorent et les Halles centrales sont saturées. Pour que la distribution des denrées soit mieux répartie, Napoléon dote la capitale de quatre nouveaux marchés, parmi lesquels le marché Saint-Martin. Sous le Second Empire, le baron Haussmann fait édifier plusieurs marchés de quartier dont notre marché Saint-Quentin. A-t-on mieux mangé dans le 10e qu’aujourd’hui ? Peut-être avant l’industrialisation de la production alimentaire, quand nos marchés ne proposaient que des produits de saison, sans pesticides et généralement locaux ? Le mouvement actuel du “bio local” renoue avec des pratiques un peu perdues. Le Manuel pratique de la culture maraîchère de Paris, édité en 1845, détaille des techniques proches de la permaculture. Les rendements des maraîchers parisiens sont alors les plus importants au monde, sans engrais ni pesticides.
Un art de vivre menacé
Nos marchés, ce n’est pas qu’une affaire de logistique et d’alimentation. C’est aussi un art de vivre, c’est appeler ses commerçants par leur prénom, goûter une poire bien mûre ou une mandarine juteuse offerte par le primeur, déguster une assiette de bacalhau à braz avec un verre de vinho verde au comptoir, ou bien un banh mi sur le pouce. Nos marchés, c’est également une ambiance, un verbe haut en couleur… On y rajeunit de vingt ans en s’y faisant apostropher : “Venez goûter, jeune homme, c’est extra !”, “Pour toi mon chéri, c’est moitié prix !” C’est l’école de la gouaille : “Plus un radis, mon cher, tout est parti !”, “Il faut pas être trop nave pour se faire de l’oseille”… L’ambiance monte quand il s’agit de liquider les invendus : “Allez, allez, allez dans la fraise, il n’y en aura pas pour tout le monde !”, “C’est 20 balles ou j’remballe !”, “Deux euros c’est cadeau !” Ça vanne à tout va : “Mais elle nous dévalise littéralement ! Elle nourrit une colonie de vacances ?”, “Le Parisien, qu’est-ce qu’il s’en met dans l’cornet !”
Le ventre du 10e fait carême et son cœur s’est arrêté de battre. Cette lourde décision reste incompréhensible. Tout le monde a pu constater le respect des règles imposées sur nos marchés du 10e et les efforts mis en œuvre par les commerçants pour poursuivre cette activité vitale à la vie de l’arrondissement. Est-ce notre art de vivre si particulier qui est visé encore une fois ? Notre goût de la convivialité et des bonnes choses, transmis depuis Escoffier jusqu’à Sébastien Demorand ? Le bien vivre et le bien manger ne sont-ils pas essentiels à notre moral comme à nos défenses immunitaires ? Les garanties sanitaires offertes sur les marchés sont pourtant supérieures à celles de la grande distribution : espaces moins confinés, voire ouverts, marchandises servies par le commerçant et non touchées en rayon par des dizaines de mains, pas de portes ni de poignées à manipuler…
Nos marchés nous permettent de bien manger à un prix raisonnable, d’avoir le plaisir de se retrouver en cuisine pour travailler les beaux produits, voyager dans les textures, les couleurs et les saveurs. Une petite joie accessible à toutes les bourses.
Cette fermeture, si elle devait durer, provoquerait des dommages irrémédiables pour nos commerçants et pour la vie de notre arrondissement. Si nous voulons que la vie reprenne dans nos quartiers, ne pouvons-nous pas nous inspirer de Séoul ou Taipei, deux capitales dans lesquelles les marchés restent ouverts grâce au port systématique du masque par les commerçants et les clients ? La Mairie de Paris, qui équipe en masques tous ses fonctionnaires en contact avec le public, ne pourrait-elle pas également en fournir aux commerçants de nos marchés pour que ceux-ci reprennent leur activité en toute sécurité ?
C’était un mardi… La porte du marché se referma lourdement, pour combien de temps ? !
Auteur : Xavier Boissarie