Rendez-vous est pris avec Inga Sempé dans les bureaux accueillants et lumineux où s’active sa petite équipe, à quelques pas du jardin des Récollets. Inga, qui compte parmi les designers les plus en vue de sa génération, évoque pour nous l’acte de création dans un métier dont on a parfois du mal à définir les contours et les enjeux..
Michel Lagarde : Designer est-il le mot qui vous définit et existe-t-il un équivalent français ?
Inga Sempé : Non, et c’est d’ailleurs un problème ! Ce métier reste encore assez flou en France et ne fait pas vraiment partie de notre culture. Les gens ont parfois du mal à faire la différence entre designer, décorateur et styliste, et le mot designer tend à être utilisé pour des métiers qui ne sont pas le même, ce qui ajoute à la confusion. Ce n’est pas forcément la meilleure appellation mais c’est celle que l’on utilise.
Vous situez-vous dans le champ des métiers d’art ou de l’artisanat ?
Ni l’un ni l’autre, car je ne fabrique rien. Nous sommes des auteurs, et d’ailleurs nous avons nous aussi des éditeurs, qui font fabriquer et distribuent ce que nous avons conçu. Nous faisons des dessins, des maquettes, nous travaillons en 2D ou en 3D pour mettre au point des objets qui seront produits par des industriels ou des artisans. Le design, comme le cinéma, se situe entre l’art et l’industrie. Comme pour le cinéma, nous dépendons d’argent extérieur pour la production de ces objets ou mobiliers. Les outillages nécessaires à leur fabrication, par exemple les moules d’injection, peuvent être extrêmement couteux. Ces investissements dépendent de nos éditeurs.
Comment s’organise une journée type dans votre agence ?
Nous fonctionnons de manière très classique, de 9h30 à 18h, du lundi au vendredi, jamais de charrettes ! Nous travaillons toujours sur plusieurs projets à la fois, car ceux-ci ont tous des rythmes très différents. Un projet peut rester en sommeil pendant très longtemps puis se réveiller d’un seul coup et exiger que l’on avance rapidement. Nous sommes liés au rythme des entreprises, à leurs autres projets, aux temps de fabrication des outillages, aux achats de matières premières, aux aléas économiques. Les moments d’attente sont parfois longs et difficiles. Par exemple, nous travaillons depuis trois ans déjà sur un projet de carrelage qui est à l’arrêt depuis mars dernier.
Comment viennent les idées et les commandes ?
Les idées me viennent en dessinant. « C’est la main qui guide le cerveau et non pas l’inverse », pour reprendre une phrase de Savignac qui fait partie de ma culture familiale. Les sujets sont le plus souvent donnés par mes clients. J’ai désormais la chance de toujours travailler à la commande, sans devoir démarcher des « éditeurs ». Un des avantages d’être un designer indépendant est de pouvoir varier : travailler sur de tout petits objets puis sur des gros meubles, sur des choses extrêmement techniques puis sur des objets décoratifs dans des matériaux jamais abordés.
Vous dites que vous ne fabriquez rien, mais je vois autour de vous beaucoup de matériaux. Vous réalisez des « prototypes » pour expérimenter ?
Plutôt des maquettes, beaucoup, des maquettes en papier, carton et tissu. Étudiante, j’utilisais des tours, des fraiseuses, des chalumeaux, mais la seule machine dont je me sers aujourd’hui, et depuis tou- jours, est ma machine à coudre. Avec des ciseaux et de la colle. Les maquettes nous donnent une représentation – à l’échelle réduite pour du mobilier, à l’échelle 1 pour un objet – qui permet de voir si l’idée fonctionne aussi bien en volume que sur le papier ou à l’écran. Mais nous restons au stade de la bricole. Le risque des maquettes est d’être toujours séduisantes, parfois même touchantes dans leurs imperfections. On ne doit pas se laisser avoir par leur côté « mignon » et toujours essayer d’imaginer ce que l’objet donnera en grand, même si c’est difficile.
Le sexisme existe-t-il aussi dans votre métier ?
C’est un environnement très masculin : les designers connus et célébrés, donc ceux qui ont du travail, sont à 80% des hommes, si ce n’est plus ! Et le sexisme est flagrant lorsqu’il s’agit d’objets très mécaniques ou de machines, comme si les femmes étaient incapables de les concevoir. Je m’intéresse à ce qui est technique et mécanique, mais on aura souvent tendance à me proposer de réaliser des tapis plutôt que des tabourets avec un système de « monte et baisse », ou ne serait-ce qu’une brouette…
Avez-vous des intermédiaires ou êtes-vous en ligne directe avec vos clients ?
Il existe quelques agents de designers. Ils interviennent plutôt lorsque le designer doit traiter avec de grands groupes – cosmétiques par exemple – ou de grandes industries où les hiérarchies sont difficiles à atteindre. Pour ma part je n’ai pas d’agent. Ce qu’il y a de formidable, c’est qu’en travaillant surtout avec des petites industries, majoritairement familiales, je suis tou- jours en contact avec les dirigeants. Ils défendent une entreprise qu’ils ont créée ou dont ils ont la culture depuis l’enfance. Et ils y sont attachés comme je le suis moi-même à mes projets. Si mes clients ne sont pas des passionnés, ou s’il doit y avoir des allers-re- tours incessants avec leur hiérarchie, je sais que cela ne va pas marcher…
“Le design, comme le cinéma,
se situe entre l’art
et l’industrie.“
Le rapport humain est essentiel dans votre choix de travailler sur un projet. Qu’en est-il de la partie financière?
Cela rentre peu en ligne de compte, puisque nous ne sommes pas payés à la commande mais rémunérés par des royalties dont les pourcentages varient très peu. Nous touchons rarement des honoraires, ce qui signifie que vous ne toucherez rien d’autre avant que l’objet soit fabriqué et vendu. Or il peut se passer deux ou trois ans entre les premières esquisses et l’arrivée en magasin. De plus, nous sommes rémunérés par un pourcentage sur le prix de fabrication et non sur le prix de vente. Ce qui est quand même deux fois moindre. En France, les designers sont souvent assimilés à des décorateurs, mais un décorateur sera payé en honoraires, en pourcentage du montant des travaux. Il touchera plus d’argent sur le canapé qu’il va choisir que le designer qui l’a dessiné. Ce n’est ni le même métier ni le même modèle économique !
Quel est votre statut ?
Nous essayons de survivre en restant inscrits à la Mai- son des artistes. Si les graphistes y sont admis, ce n’est pas le cas des designers qui sont proscrits ; notre activité, méconnue, est sans doute perçue comme trop proche de l’industrie et de l’ingénierie. On triche en s’inscrivant comme illustrateur ou sculpteur, puisque l’on dessine et fabrique des maquettes, mais il est très facile de perdre ce statut. En Allemagne, un designer aura le droit de cotiser à la même caisse que les artistes, ce qui tient compte de la précarité propre aux métiers artistiques. Pas en France où notre métier, à mi-chemin de l’industrie et d’une pratique para-artistique, subit l’opposition traditionnelle entre activités manuelles et travail de l’esprit, que l’on retrouve dès la maternelle…
Parmi les objets que vous avez conçus, quel serait le plus accessible à un large public et les signez-vous de votre nom ?
Les miroirs Matin pour Hay, une marque danoise qui a pris un grand essor ces dix dernières années. Ce sont de petits miroirs dont la mise au point industrielle a été longue. Ils sont ceints d’un ruban qui fait l’attache. Le petit modèle coûte 15 euros, le modèle moyen doit en coûter 25… Ils sont donc très accessibles ! Mon nom est marqué au dos de ces miroirs, comme de beaucoup d’objets que je dessine. Mais cela m’est assez égal. J’ai la culture des objets chinés, pas le culte des grands noms du design. Ce que j’aime, c’est l’objet étonnant, intelligemment conçu, qui fonctionne bien, et qui est joli. Peu m’importe qui l’a fait. J’aime voir les objets, pas dans les livres mais chez des gens, chez Emmaüs, dans des vitrines de magasins, et je ne tiens pas à en savoir plus. Mais si mon nom est marqué derrière les objets que je conçois, tant mieux, car certains acheteurs le perçoivent comme une valeur ajoutée.
“Les designers connus,
donc ceux qui ont du travail, sont à 80% des hommes,
si ce n’est plus.“
Vous travaillez beaucoup pour l’Italie. Comment s’est opéré ce choix? L’Italie est il le pays idéal du design ?
L’Italie est à la fois le pays du design et de sa fabrication. Ce n’est plus le cas des pays scandinaves, qui possèdent eux aussi une vraie culture du design mais ont entièrement délocalisé leur production en Pologne, dans les pays Baltes, en Inde ou en Chine. En Italie, la production se fait sur place, principalement dans le Nord, où perdure un tissu étroit de petites entreprises habituées à collaborer. Alors qu’en France les fournisseurs sont peu enclins à sortir de leur cadre habituel, on trouve en Italie une réelle ouverture d’es- prit et une curiosité pour de nouveaux domaines : il y a deux ans, j’ai dessiné pour l’entreprise italienne Magis les miroirs Vitrail dont le cadre est en caoutchouc. La partie miroir, découpée à côté de Venise, est insérée dans ces cadres souples injectés par une petite entreprise du Veneto. Celle-ci fabrique des joints géants pour des portes de tunnels et d’autres pièces techniques invisibles destinées aux machines-outils. Contrairement à la France, une telle collaboration entre deux entreprises exerçant dans des domaines très différents est naturelle en Italie. C’est pour cela que l’Italie est vraiment le pays du design.
Avez-vous encore des objets qui ont été fabriqués en France ou est-ce totalement impossible ?
Si, si, c’est possible, mais malheureusement très rare. Jusqu’à présent nous n’avions travaillé que pour une seule entreprise française, Ligne Roset, dont le savoir-faire principal est le rembourrage : la mousse tapissée pour les canapés et les fauteuils. J’ai conçu pour cette entreprise, qui fabrique dans l’Ain depuis cent ans, plusieurs familles de canapés. Depuis six mois, je travaille avec le porcelainier Revol, une manufacture drômoise fondée en 1768. Ils produisent quantité d’assiettes et de plats à destination des professionnels de la restauration et des particuliers. Nous dessinons une collection de cocottes en porcelaine technique qui va sur le gaz et l’électricité comme sur les plaques à induction. Ils ont un savoir-faire étonnant. C’est un projet très technique dont j’ai plaisir à parler parce que c’est toujours exceptionnel de travailler en France. Mais Revol n’est que la deuxième entreprise française avec laquelle je travaille et qui fabrique en France…
Avez-vous eu à souffrir du détournement d’objets ou de contrefaçons ?
La copie existe mais ce n’est vraiment pas ma préoccupation principale. À partir du moment où des créations rencontrent un peu de succès, le risque est là. Il existera toujours des gens pour vous copier… mais il ne faut pas s’arrêter à cela et continuer de travailler. Il est en effet facile de faire une copie en prenant soin d’ajouter quelques différences pour que, d’un point de vue juridique, la copie ne soit pas considérée comme telle. Si on commence à avoir peur, on ne fait plus rien.
“En France,
nous n’avons pas
la culture du design
comme en Scandinavie
ou en Italie.“
Forme-t-on beaucoup de designers en France ? Et combien vivent de leur métier ?
On forme trop de designers dans notre pays par rapport aux maigres débouchés disponibles. En France, nous n’avons pas la culture du design comme en Scandinavie ou en Italie : de fait, les designers indépendants français travaillent surtout à l’étranger, où les possibilités sont bien plus nombreuses et variée, et où l’on ne remet pas en cause le fait qu’une entreprise puisse souhaiter faire appel à un designer. Je suis frappée par le nombre de formations en design dans les écoles des beaux-arts, alors même que beaucoup de jeunes diplômés se verront refuser l’inscription à la Maison des artistes. C’est une absurdité totale. Il est dur de vivre de ce métier, et il y a selon moi une disproportion entre ce que la presse montre des designers et la réalité. Certains sont très connus mais ils doivent généralement enseigner pour s’en sortir financièrement. Ce n’est plus mon cas mais ça l’a longtemps été.
Revenons aux matériaux. Avez-vous une attirance particulière pour une matière ? Peut-elle déclencher l’envie de créer un objet ?
Rarement. En revanche, je peux choisir de collaborer avec une entreprise qui me permettra d’aborder un nouveau matériau. J’ai ainsi travaillé, sans jamais les rencontrer, avec Crane Cookware, une société anglaise qui m’avait écrit pour dessiner un plat en fonte. J’ai toujours aimé cette matière rugueuse à l’aspect brutal et « préhistorique », sans avoir eu l’opportunité de la travailler. Je pensais que ce plat serait manufacturé en Pologne, où l’on travaille encore beaucoup la fonte, or il a été fabriqué par Godin en France. Mes réticences dues à des expériences difficiles avec des fournisseurs français ont été vite balayées. C’est une entreprise fascinante à la haute technicité où rien ne semblait avoir changé depuis le XIXe siècle. Je collabore également avec l’entre- prise italienne de carrelage Mutina, un domaine tout aussi particulier et passionnant. Chaque matériau fait découvrir des savoir-faire, des habitudes, des rythmes et des règles.
Pouvez-vous contrôler le côté environnemental dans la production de vos objets ?
Non, c’est quasiment impossible. Pour produire de manière écologique, il faudrait être ingénieur, savoir évaluer l’impact d’un procédé sans a priori simplistes, modifier l’outillage déjà coûteux d’un industriel… Le designer n’a aucun pouvoir sur les entreprises. Ce que je peux, c’est refuser certains types de commande, par exemple des packagings spéciaux pour les alcools à Noël où le plastique, le marketing sans qualité et l’éphémère dominent. Je n’en dessine pas. Tout comme ces gadgets en plastique donnés dans les fast-foods, aussitôt jetés, avec des piles qu’on ne peut retirer sans tournevis ni sans briser le jouet… Nous, nous réalisons de toutes petites séries, de fabrication qualitative, et notre impact est vraiment limité. On est bien loin de l’univers de la mode, par exemple…
Quel serait l’objet qui vous représenterait le mieux parmi votre production de ces vingt-cinq dernières années ?
La lampe Île pour le suédois Wästberg, car j’aime beaucoup dessiner des lampes et des petits objets articulés. C’est une lampe à pince conçue pour être fixée à une étagère, mais elle peut, avec sa base plane, être posée ou bien fixée au mur au moyen d’un simple clou basique, sans perceuse ni chevilles. On oriente la lumière en faisant pivoter le petit réflecteur métallique qui glisse sur un aimant sphérique.
Quel est le projet qui vous occupe en ce moment ?
Je finis un système de canapé modulable pour Hay qui sera présenté au Salon du Meuble de Milan, un tabouret en bois pour Articles, une toute petite marque suédoise, du carrelage pour les Italiens Mutina, des tapis faits en Inde pour la société espagnole Nanimarquina, et les cocottes en porcelaine de marque française.