Les cinémas disparus du 10e

Gus Bofa copyright Marie-Hélène Grosos / Adagp, mise en couleur Irwin Mur.

Vous connaissez bien sûr les trois cinémas du 10e. Mais savez-vous que depuis 1896 plus de trente lieux dédiés au 7e art, palaces ou salles de quartier, ont existé dans notre arrondissement ?

Le cinématographe est apparu à la fin du XIXe siècle sur les Grands Boulevards, épicentre des plaisirs parisiens. Pas étonnant que les premières salles à prix modique aient ouvert près des portes Saint-Denis et Saint-Martin, puis dans le populeux faubourg du Temple. Leur expansion se fait au détriment des cafés-concerts et théâtres. Deux cinémas dans le 10e en 1900, quatorze en 1914, un pic de vingt-six dans les années 40-50. Puis c’est le plongeon des sixties. Le petit écran détrône le grand. Le 10e n’a pas réussi à devenir un quartier de cinémas d’exclusivité, et les salles de quartier ferment. Dans les années 1980, l’arrondissement aux deux gares ne compte plus qu’une dizaine de salles spécialisées en films de série B, indiens, d’horreur, de karaté ou pornos. À partir des années 1990, exit les derniers cinémas X, mis KO par la vidéo. Aujourd’hui, presque tous les cinémas du 10e ont été démolis ou reconvertis, en commerces mais aussi en lieux de spectacle. Voici un itinéraire des cinémas du 10e à segmenter à volonté. Une balade nécrologique, mais pas seulement, et l’occasion de saluer des salles qui défendent le spectacle vivant.

« Porte Saint-Martin, se trouve l’une des premières salles de cinéma au monde.»

Sur les boulevards Saint-Denis et de Bonne-Nouvelle
Commençons par le commencement avec le Cinématographe Lumière au 6, boulevard Saint-Denis, aux abords de la porte Saint-Martin. Imaginez, au lieu du G20, la première salle de cinéma de Paris, ouverte en mai 1896, et l’une des premières au monde. Après la séance inaugurale du 28 décembre 1895 au Grand Café, un local dédié est recherché, succès oblige. La salle du 6, boulevard Saint-Denis (150 places) est modeste. Mais une sortie spéciale permet de l’évacuer rapidement et de multiplier les courtes séances à 50 centimes. Les frères Lumière se retirent en 1901 ; les frères Pathé arrivent en 1912 et transforment le lieu en Pathé-Journal, cinéma d’actualités filmées. Il se convertit aux films d’action dans les années 1950, puis, après la cession par Pathé, au porno de 1972 à la fermeture en 1993. De l’autre côté du boulevard de Strasbourg, au 8, boulevard de Bonne-Nouvelle, le Cinéma de la porte Saint-Denis, remplacé aujourd’hui par un magasin Naturalia, est le premier concurrent du Cinématographe Lumière. D’autres frères, les Béguine, ajoutent en 1897 un cinéma au sous-sol de leur musée de cire. Dès 1904, la salle de 300 places est dévolue au cinéma. Elle s’oriente au fil du temps vers les westerns, policiers et séries B puis connaît, sous le nom de Strasbourg, une fin de vie classée X jusqu’en 1995. Allons jusqu’au 42, boulevard de Bonne-Nouvelle, adresse du Cinéma-Palace. Premier cinéma à porter le nom de palace à Paris, il propose à partir de 1907 des projections avec orchestre dans une salle semi- éclairée de 350 places, élégamment décorée. Son histoire est émaillée de changements de noms et de genres. Music-hall Boulvardia en 1925, à nouveau cinéma en 1933, Amiral donnant dans la série B de 1955 à 1975, cinéma porno Brook- lyn jusqu’en 1993. Entre 1997 à 2005, il revit en annexe de la Cinémathèque, puis c’est l’échec du projet Cinéma du Monde, et la fermeture l’année du centenaire. Depuis 2008, la marquise arbore l’enseigne du Jamel Comedy Club. De l’autre côté du boulevard, admirons le Rex, voisin du 2e, avant de revenir sur nos pas jusqu’au 30, boulevard de Bonne-Nouvelle où le Carillon a connu une vie brève sous plusieurs noms. Le cabaret Carillon est transformé en 1912 par Pathé en cinéma Musicorama (310 fauteuils). Vendu en 1913, le voilà Cinémax. Un nom qui indispose Max Linder qui ouvre non loin son cinéma en 1914. Le retour de la paix inspire un changement de lettre, puis le Cinépax retrouve en 1924 son appellation d’origine et diffuse le Nosferatu de Murnau. Il est démoli après 1937 du fait de l’élargissement de la rue d’Hauteville. Juste à côté, au 28, boulevard de Bonne-Nouvelle, le Musée du Chocolat fait de l’œil aux gourmands. Mais plus aucune trace de la piscine et du cinéma Neptuna. D’abord ouvert en 1936 comme salle de films d’actualités (350 places), il s’oriente ensuite vers les westerns et les films d’action, et connaît le glissement progressif vers les films X avant sa fermeture en 1986.

L’une des premières salles de cinéma au 6, bd. Saint-Denis (1896).
Elle est reprise par les frères Pathé en 1912.
Puis devient un cinéma pour adultes en 1972.

Autour du boulevard de Strasbourg
Au 4, boulevard de Strasbourg, trônait un cinéma emblématique des années 1930, l’Eldorado, construit à l’emplacement d’un fameux café-concert où les opérateurs Lumière avaient montré dès mars 1896 des « photographies animées » en seconde partie. En 1933, une immense salle de cinéma de 1 500 fauteuils est inaugurée dans un immeuble Art Déco en béton armé conçu par l’architecte Paul Dubreuil. Elle perd le statut de cinéma d’exclusivité dans les années 1970, peinant à rivaliser avec le Rex, et se tourne vers les films d’action et de kung-fu. En 1981, année de sa cessation d’activité, le bâtiment est sauvé par son inscription à l’inventaire des Monuments Historiques. Il entame une nouvelle carrière comme théâtre, rebaptisé Théâtre Libre depuis 2017. De l’autre côté du boulevard, au numéro 13, le scénario se répète pour le cinéma la Scala. Le music-hall de 1 400 places fait place en 1931 à un cinéma bientôt en faillite. Reconstruite en 1936, la salle devient un luxueux cinéma de 1 000 places. En janvier 1937, on peut y voir Jean Gabin dans Les Bas-Fonds de Jean Renoir. Quarante ans plus tard, l’établissement touche le fond et devient un complexe de cinq salles vouées au porno. Décrépites, elles sont tour à tour condamnées jusqu’à la fermeture totale en 1999. Après avoir été menacée par une secte, la Scala revit en théâtre depuis 2018. Le Paris-Ciné s’installe dès 1912 dans un petit café-concert permettant d’accueillir environ 350 spectateurs au 17, boulevard de Strasbourg. En 1962, il surfe sur la Nouvelle Vague en mettant Jules et Jim de François Truffaut à l’affiche. Ses deux salles plongent à partir des années 1970 dans les abysses des cinémas bis et porno. Depuis 2001, le nouvel Archipel rénové et pluridisciplinaire accueille cinéma, théâtre et concerts. Au 39, boulevard de Strasbourg, le Brady, ouvert en 1956, reste le cinéma le plus récent du 10e. La salle de quartier, abonnée aux westerns, puis aux films d’horreur, est entre 1994 et 2011 la propriété du réalisateur Jean-Pierre Mocky, mécontent de la diffusion de ses films. Ceux-ci côtoient alors les séries B dans cet iconoclaste cinéma de cinéaste, Comme l’Archipel, c’est désormais une salle « de continuation » référencée art et essai. Remontons le boulevard de Strasbourg puis bifurquons jusqu’au 9, rue de la Fidélité, occupé par un immeuble moderne. C’est là qu’un théâtre-concert a été converti en 1914 en cinéma Crystal Palace de 500 fauteuils. À partir de 1923 le Club du Faubourg y programme débats et films d’avant-garde. Dans les années 1950, devenu Fidelio, il projette des films arabes en VO jusqu’en 1960 puis est démoli. Il suffit de descendre la rue du Faubourg-Saint-Denis pour rejoindre la prochaine étape. Pas de salle de cinéma dans cette portion de rue qui fut en 1961 le lieu de tournage d’Une femme est une femme de Jean-Luc Godard. Avant de rejoindre le 61, rue du Château-d’Eau, un regard pour le café Le Napoléon, où Angela, l’héroïne interprétée par Anna Karina, prenait son café au comptoir. Le Cinéma du Château-d’Eau ouvre en 1919 dans un ex-théâtre et music-hall. Dès 1927, il accueille des conférences-projections animées par des réalisateurs d’avant-garde. En 1931, changement de direction. Pour le nouveau gérant, le public de cette salle de quartier est surtout friand de comédies. Le cinéma tient jusqu’en 1971 et revit brièvement en cabaret Les Étoiles en 1983. Le lieu actuel, orienté concerts et clubbing, a conservé ce nom.

Du faubourg Saint-Martin à République
Au 48, rue du Faubourg-Saint-Martin, le cinéma du Casino Saint-Martin remplace en 1937 un café-concert légendaire, l’un des derniers à subsister. Défendant l’art et essai dans les années 1960 puis aspiré dans la spirale du porno, le Casino Saint-Martin (400 places) disparaît comme cinéma, mais se trouve en 1981 un avenir théâtral… Splendid avec des comédiens venus du café-théâtre. Plus bas, au 17-19, la salle du Globe est inaugurée en 1928 dans un immeuble rejoignant le 8, boulevard de Strasbourg, adresse de l’historique café du Globe, d’où le nom de cette salle de 600 fauteuils. En 1930, un nouvel appareil de projection parlant y est présenté. Devenu Capitole en 1966, le cinéma opte pour un répertoire X et disparaît en 1977. À sa place, un magasin Bio c’bon. De l’autre côté de la chaussée, au 8, rue du Faubourg-Saint-Martin, le ciné- ma de quartier Concordia, né la même année que Le Globe, a eu un destin analogue. La salle de 600 puis 400 places s’est spécialisée à partir des années 1960 dans le cinéma de genre (polars, kung-fu) jusqu’à sa fermeture en 1986. Aujourd’hui, c’est un Carrefour City. Rejoignons le 2 ter, boulevard Saint-Martin. Devant cet immeuble de bureaux, quinquagénaire fatigué, c’est d’abord au théâtre de l’Ambigu, construit en 1828, démoli en 1967, que nous songeons. Il a accueilli dès l’été 1906 des projections de films, puis connu une parenthèse cinématographique entre 1938 et 1940 avant de revenir au théâtre. Au 40, rue René-Boulanger, encore un immeuble de bureaux des années 1970, investi par un hôtel, au lieu du cinéma des Folies-Dramatiques. Au début du XXe siècle, se tenait là un très populaire théâtre de 1 600 places. À l’été 1906, il teste des séances Pathé, avant de devenir cinéma muet de 1915 à 1922. Il revient pour huit ans au théâtre puis se transforme en 1930 en cinéma parlant d’exclusivité. Au fil des ans, il est moins apprécié, avec ses fauteuils à la visibilité aléatoire. Une nouvelle salle de 1 200 places, inaugurée en 1952, est rebaptisée Folies Gaumont en 1964. Après la perte du statut de cinéma d’exclusivité, elle est fermée et démolie en 1969.

Du côté du faubourg du Temple
Le Tivoli-Cinéma prend en 1910 la suite d’un bal-concert au 12-16, rue Léon-Jouhaux. À deux pas de République, c’est un cinéma très fréquenté, avec ses 3 000 places, son jardin d’été, ses trente musiciens pour un programme de trois heures et sa deuxième entrée, 17-19, rue du Faubourg-du-Temple. Il finit par être absorbé par le circuit Gaumont en 1930. En 1952, la société Gaumont envisage une reconstruction complète du cinéma, puis change d’avis: un immeuble de logements le remplace dès 1957. Au 23, rue du Faubourg-du-Temple, le République-Ciné présente à sa création en 1936 des actualités, dessins animés et documentaires dans une salle de 540 fauteuils, puis se maintient jusqu’en 1979 comme cinéma de quartier généraliste. D’abord recyclée en dancing, la salle met maintenant en scène la vente de vêtements de seconde main au kilo. Le Palais des Glaces succède en 1921 au Bijou-Concert au 37, rue du Faubourg-du-Temple. L’architecte Constant Lefranc conçoit une salle de 900 places disposant d’un toit ouvrant, à la façade recouverte de miroirs. Il perdure comme cinéma jusqu’en 1970. Depuis, il accueille les arts vivants : concerts, puis théâtre et humoristes. Le pachyderme incrusté en 1988 lors du spectacle La rue où l’éléphant est tombé a pris la place des affiches du cinéma. En continuant direction Belleville, on trouve encore, côté 10e, trois cinémas de quartier très proches l’un de l’autre au début du XXe siècle dans le dense faubourg ouvrier. À l’emplacement du Floréal, au 73, rue du Faubourg-du-Temple, le café-cinéma Polycarpe exploite un écran entre 1910 et 1928. Au 77, les frères Pathé transforment en 1907 le petit café-concert des artistes Brunin en cinéma Pathé-Brunin, agrandi par un bâtiment communiquant avec le 154, avenue Parmentier. La salle de 750 places termine sa carrière sous le nom de Temple en 1965. Le cinéma Parmentier, qui ouvre également en 1907 au 158, avenue Parmentier, accueille jusqu’à 600 spectateurs après agrandissements à partir de 1925. Renommé Goncourt, il est démoli après 1963.

Au nord du 10e
Dans ce secteur au tissu urbain plus lâche, fracturé par le canal et les voies ferrées, les salles de cinéma sont plus isolées. À l’angle du 172, rue du Faubourg-Saint-Martin et du 29 bis, rue du Terrage, le Cinéma Saint-Martin, construit en 1912, est impacté la décennie suivante par les pharaoniques travaux d’agrandissement de la gare de l’Est. Démoli puis reconstruit en cinéma parlant Verdun-Palace de 1 000 fauteuils, il ne survit pas aux années 1950. Au 23, rue Eugène-Varlin, l’Excelsior-Palace, inauguré fin 1921, sert de cinéma mais aussi de théâtre (1 400 places). Le cinéma devient Pathé avec le parlant en 1930 puis Varlin-Palace en 1938 jusqu’à sa démolition en 1953. En se dirigeant vers la gare du Nord, on passe devant le 209, rue La Fayette, occupé par la Maison de l’Emploi de Paris. À cette adresse a été exploité entre 1941 et 1967 le cinéma Lux Lafayette, qui a repris une salle privée de 500 places logée dans l’immeuble de la CGT, suite à la dissolution du syndicat sous l’Occupation. Près de la gare du Nord, deux salles se sont unies pour finir leur vie cinématographique et… pornographique. Au 6, boulevard de Denain, le Nord-Actua, créé comme cinéma d’actualités filmées en 1935, classé X en 1976 après son rachat par le voisin Ciné-Nord, est devenu après sa fermeture en 1985 une boulangerie. Au 29, rue de Dunkerque, le Ciné-Nord, ouvert en 1939, s’est maintenu plus longtemps en mode vidéo porno. Il n’a pas tout à fait perdu le nord, reconverti en théâtre de la Boussole depuis 2013. Pour finir en beauté, retrouvons au 170, boulevard de Magenta le Louxor, magnifique rescapé. Ce cinéma de près de 1 200 places, dessiné par Henri Zipcy, a été construit en 1921 tel un temple égyptien à l’angle de deux boulevards. Après la faillite du commanditaire Henri Silberberg, il passe sous pavillon Pathé. Jusqu’en 1967, la programmation est grand public variée, puis spécialisée dans le cinéma de genre et les films moyen-orientaux ou indiens. Le cinéma ferme en 1983, échoue à se reconvertir en boîte de nuit. À l’abandon dans les années 1990 malgré une inscription aux Monuments Historiques, il est acquis en 2003 par la Ville de Paris après une forte mobilisation associative. Depuis 2013, nous avons le plaisir de fréquenter le Louxor, un palais du cinéma désormais fringant centenaire !

Auteur : Marie-Ange Daguillon, Histoire & Vies du 10e
Un grand merci à André Krol pour ses documents.

BRADY FOREVER

Le 10e a toujours été un arrondissement prisé des cinéphiles. Il compte aujourd’hui 3 cinémas d’art et d’essai en attendant l’ouverture d’un nouveau multiplexe à la place du mythique Tapis Rouge.
J’ai découvert le Brady à partir de 1994 à la grande époque de Jean-Pierre Mocky. J’en ai gardé longtemps un souvenir terrifié, à la suite d’une séance homérique, lors de la sortie de son film « Noir comme le souvenir » en 1995. Ce jour-là, les bobines s’enchaînaient dans un ordre très aléatoire, dans une salle aux relents pestilentiels qui se vida soudainement à la suite d’une bombe lacrymo jetée au hasard sur une foule de spectateurs hagards, qui se retrouvèrent en quelques secondes sur le trottoir du boulevard de Strasbourg. À l’époque la salle servait encore de repère à une faune trés bigarrée, aux SDF du quartier, avec un va et vient permanent dans les toilettes, dont j’ai trouvé l’explication vingt ans plus tard, dans le formidable récit qu’en a fait Jacques Thorens, un ancien projectionniste, dans son ouvrage Le Brady, cinéma des damnés paru chez Verticales en 2015. Vous trouverez quelques séquences d’anthologie en farfouillant sur Youtube. Aujourd’hui, le cinéma présente sur deux salles une programmation variée et pointue, et consacre ses mercredis après-midi au cinéma d’animation et aux scolaires. Il organise de nombreux festivals et autres cycles passionnants autour de réalisateurs cultes. Trente ans plus tard, Le Brady reste mon cinéma préféré et mon « noir souvenir » s’est teinté de belles couleurs et de tant d’émotions.

Auteur : Michel Lagarde

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