Longtemps éclipsées par les magasins de vêtements neufs, les friperies (ou boutiques de seconde main) attirent une clientèle toujours plus nombreuse. Dans le 10e, elles sont plus d’une dizaine, chacune trouvant sa niche pour attirer de nouveaux clients. Au-delà du phénomène de mode, doit-on interpréter ce succès comme un changement profond des habitudes de consommation ?
Derrière l’engouement se cache un désir de renouveler notre rapport au vêtement : moins dépenser, moins produire et donc moins jeter, assumer un style résolument vintage à l’encontre de l’obsession du tout neuf… Nous avons fait un tour de l’arrondissement pour vous présenter les différentes friperies et leurs singularités, afin de mieux saisir l’étendue du phénomène. Et peut-être se convertir à son tour. Quand on pense friperie, on imagine traditionnellement une boutique ou un stand du marché aux puces qui sent bon la poussière et les heureuses trouvailles, où l’on fouille des bacs de vêtements et des portants pleins à craquer à la recherche de la perle rare à un prix bradé. Or, si certaines friperies conservent cet esprit de « chine », force est de constater qu’elles sont souvent loin de se limiter à cela : du plus classique au plus rétro et décalé, du plus économique au plus haut de gamme, du dépôt-vente à l’upcycling, du concept store à la boutique solidaire, l’originalité ne manque pas pour aller concurrencer les géants de la mode.
Au 5, rue de la Grange-aux-Belles, tout près du canal, se trouve Frip Sap. Après plusieurs années rue de Lancry, Jean-Christophe, que nous avons déjà rencontré dans le numéro 9, propose moult jeans de marque (« Avec des Levis 501 de toutes tailles à 20 €, je suis sûrement le moins cher de Paris ! ») mais aussi des blousons, des chemises et des accessoires. Si vous cherchez du classique de qualité à des prix imbattables, c’est l’endroit idéal. Si vous préférez les circuits encore plus courts, où l’on peut acheter et vendre des vêtements au même endroit, optez plutôt pour le dépôt-vente Frivoli, au 26, rue Beaurepaire. Le principe : vous confiez vos vêtements au magasin, celui-ci se charge de les vendre et touche une commission. On y trouve des robes, des jeans, des sacs à main, des chaussures et mille autres choses, souvent de marque, pour des prix allant de 15 € à 80 €. Un style rétro assumé, des motifs pétants et souvent fleuris qui viennent tout droit des seventies, pour femmes exclusivement. La boutique Chine Machine, 10, rue des Petites-Écuries, propose quant à elle de racheter directement vos vêtements. La décoration est très pop, et la sélection des vêtements, de marque ou non, méticuleuse : propres, en état impeccable, aux couleurs souvent éclatantes. Les stylistes adorent.
La mode, justement, semble avoir du mal à se renouveler. Après des décennies de « fast fashion » portée par Zara ou H&M, où les collections se renouvellent en quelques semaines, il est difficile pour les créateurs de toujours proposer du nouveau. Beaucoup vont donc chercher l’inspiration dans le vintage, l’une des raisons du succès des friperies. C’est le pari fait par Super Vintage, situé au 11, rue des Petites-Écuries, juste en face de Chine Machine. Vous y trouverez des vêtements, des accessoires, de la déco, dans un style complètement décalé et déjanté. La différence, l’originalité, voilà les maîtres mots. De quoi donner, là aussi, de la matière aux stylistes.
La qualité et la mise en valeur des vêtements, c’est également la démarche de Love & Dress, 45, rue d’Hauteville. De belles pièces vintage, essentiellement pour femmes, choisies et présentées avec goût par Julia et Arysone. Quelques accessoires s’ajoutent aux vêtements et nous font oublier le bruit de la circulation. Chez Dressing Responsable, 13, rue des Récollets, s’ajoute l’envie d’une expérience éthique : « Notre mission est de devenir la référence française de la mode éthique, et ce en permettant à chacun de réfléchir, d’agir et de choisir de manière responsable ». Car en plus de produits neufs (mais éthiques) Dressing Responsable vous permet d’acheter et de vendre des pièces de seconde main. Enfin, au 22, rue Taylor, Moujik Paris propose également de belles pièces vintage, mais uniquement le samedi. En semaine, c’est sur rendez-vous que vous pourrez trouver la pièce qui vous tente, essentiellement pour vous mesdames, et agrémenter votre garde-robe.
Peut-être préférez-vous les friperies pour faire des provisions de vêtements plutôt que trouver la perle rare. Dans ce cas, faites un tour chez Kilo Shop, 8, boulevard de Magenta ou à celui du 23, rue du Faubourg du Temple. « Avec 700 m2, nous sommes le plus grand Kilo Shop de Paris », précise Didier Drahon, le directeur du lieu. Ici, vous n’achetez pas vos vêtements à l’article mais au kilo, et cela revient bien moins cher. Question quantité, il y a de quoi faire : la place est optimisée et les portants remplissent les 200 m2 répartis sur deux étages. Impossible d’en sortir les mains vides. Le concept, qui n’est pas nouveau, en dit long sur un certain rapport au vêtement : la matière avant la marque, la fonction avant la mode.
Payer quelques dizaines, voire quelques centaines d’euros pour de grandes marques en occasion ne semble pas faire peur à la clientèle de Thanx God I’m a V.I.P., au 12 et 16 rue de Lancry. Vous y trouverez de la marque et du luxe sur 200 m2, et que des pièces d’exception. Jouant sur tous les tableaux, Sylvie et Amnaye ont créé leur propre marque, Maison Chateigner, leur radio, Thanx God radio, ainsi que leur espace événementiel privatisable, La Manufacture. Pourquoi payer autant pour de l’occasion, me direz-vous ? D’abord parce que les articles restent moins cher que l’équivalent en neuf, ensuite pour la culture si particulière à Thanx God : la décoration sobre et élégante, les vêtements rangés par couleur, le parcours en dédale du magasin, et bien sûr la musique d’ambiance. Ils savent décidément mettre en valeur leurs trésors. Chez Les Grandes Marques by Maman Tété, c’est un peu l’opposé. Dans son dépôt-vente du 37, rue du Faubourg Saint-Martin, Maman Tété propose essentiellement de grandes marques sur deux étages mais dans un immense capharnaüm. Des vêtements et des accessoires Dior, Gucci, YSL, Chanel, Versace ou Balmain… hélas, pas toujours mis en valeur. Mais heureusement, lorsqu’elle est présente, Maman Tété se transforme volontiers en « habilleuse-conseil ». Radicalement à l’opposé en termes de prix, revenons aux acteurs traditionnels de la friperie. Depuis 1996 au 31, boulevard de Magenta, Momo le Moins Cher et les 40 affaires propose vestes, manteaux, pulls, pantalons, chemises et cravates, l’idéal pour vous habiller sobre et classe à moindre frais. Encore plus discount, Guerissol, 45, boulevard de la Chapelle à Barbès, une des plus vieilles enseignes de friperies, est dans le pur style des « thrift shops » américains : une surface immense où vous trouverez votre bonheur entre 3 et 15 € à condition de bien fouiller dans les étalages. Les boutiques solidaires ne sont pas en reste dans le 10e avec d’une part Emmaüs Alternatives au 43, rue du Faubourg du Temple et d’autre part La Croix-Rouge au 40, rue Albert Thomas ainsi qu’au 41, juste en face, dans un espace consacré uniquement aux enfants. Toutes reposent sur des bénévoles, s’approvisionnent grâce aux dons des particuliers et utilisent les profits pour financer des actions caritatives. Lieu associatif autour du textile éco-responsable, La Textilerie, 22, rue du Château-Landon, possède également cette dimension sociale. Vous pouvez, par exemple, venir y réparer vos vêtements ou les customiser, prendre un café et évidemment vous offrir des accessoires de couture ou de mode ainsi que des vêtements pour femmes, hommes et enfants à moindre coût.
« En 2013 au Bangladesh, la catastrophe
du Rana Plaza, immeuble exploité par
des sous-traitants de grands noms
du textile, révélait l’envers de notre consommation de masse. »
Depuis quelques années, en plus de leur clientèle populaire traditionnelle, les friperies voient arriver de plus en plus de bobos et d’amateurs de mode, avides de dénicher l’affaire du siècle. Un véritable brassage social, phénomène très louable tant qu’il ne fait pas monter les prix. Or c’est bien ce qui pourrait se produire. La friperie aussi se gentrifie. Dans la haute couture, la récupération des codes populaires peut aller très loin : John Galliano avait déjà, dans les années 2000, inauguré pour Dior le genre « homeless chic », faisant défiler des mannequins au style SDF, bouteille de pinard à la ceinture. Une tendance que le magazine Antidote a nommée en 2017 « néo-pauvre », faite de tenues déchirées, de sweats, de gros logos, et de cabas aux airs de sacs Tati. Une forme d’accaparement de classe comme une autre. Mais peut-être est-ce un mal nécessaire, plus souhaitable que le mépris pur et simple envers l’occasion et la friperie. Plus souhaitable pour la planète, en tout cas.
Car au final, il s’agit bien de changer radicalement de mode de consommation, pour le bien de tous. En effet, l’industrie du textile est l’une des plus polluantes au monde : que nos vêtements soient en fibres synthétiques dérivées du pétrole ou en fibres naturelles, coton principalement, leur fabrication entraîne d’énormes émissions de CO2 (entre 3 et 10 % des émissions totales, selon les études) et nécessite des quantités d’eau phénoménales (entre 7 000 et 10 000 litres d’eau pour produire le coton nécessaire à la fabrication d’un jean), sans oublier les pesticides et les colorants qui polluent les eaux, affectant la vie des populations vivant proches des lieux de production en Chine, au Bangladesh, au Viêt-Nam, en Indonésie… À cet égard, la catastrophe du Rana Plaza à Dacca (Bangladesh), en 2013, a pu faire pour beaucoup l’effet d’un électrochoc. L’effondrement de cet immeuble entier exploité par des sous-traitants des grands noms du textile, provoquant la mort de plus de 1 100 ouvriers, révélait de façon flagrante l’envers de notre consommation de masse de vêtements et les conditions déplorables de leur production. Et si la culture du coton bio et la fabrication locale peuvent représenter des solutions, le mieux reste encore de réduire drastiquement ses achats de neuf. Les friperies participent donc bien d’un phénomène de fond : la prise de conscience généralisée qu’on ne peut plus consommer ni jeter comme avant. Quant à savoir si le marché de la seconde main va dépasser le secteur de la fast fashion d’ici dix ans, comme le prévoit l’institut de recherche Global Data pour le site ThredUP… « Ça ne dépend pas de nous », souffle une cliente de Thanx God I’m a V.I.P. « Ça dépend de l’espèce humaine ! »
Auteur : Antoine Lagarde
Illustrations : Séverine Assous
