C’est le poumon vert de notre quartier. Véritable pôle d’attraction dès qu’il fait beau et chaud, il a certainement contribué à l’installation dans ce coin du Xe de nombreuses familles avec enfants. Mais qui sait ce qu’il y avait avant ?
Petit rappel historique sur les lieux. D’abord le couvent : il est habité depuis Henri IV par des religieux connus sous le nom de récollets, dont l’institution n’admettait dans ses rangs que ceux qui avaient l’esprit de recueillement (ou de « récollection »). En tant qu’ordre mendiant, les récollets vivent essentiellement de la charité. En 1790, l’inventaire dressé par les révolutionnaires confirme l’état de pauvreté (choisi !) des moines. Quarante-cinq cellules, dans chacune une paillasse et une couverture de laine. Les bâtiments sont alors reconvertis pour moitié en caserne, pour moitié en filature de coton, lin et chanvre, un atelier servant surtout à donner du travail à des gens démunis, sans logement, vieillards, femmes et enfants. Jusqu’à 1 200 personnes y seront employées et logées. Avec la filature, exit les moines ! En 1794, le couvent, devenu propriété de la commune, est transformé en hospice pour vieillards et indigents des deux sexes. Il a ensuite été agrandi et réaménagé au XIXe siècle en hôpital militaire, d’abord sous le nom d’hôpital Saint-Martin (1860) puis d’hôpital Villemin. Depuis les affrontements violents de la Commune (1871), dans ce quartier alors majoritairement peuplé d’ouvriers et d’artisans, jusqu’à sa fermeture définitive en 1968, l’hôpital n’a cessé d’accueillir et de soigner. Et ses murs gardent la mémoire des dizaines de milliers de blessés de la Première Guerre mondiale que l’on acheminait depuis la gare de l’Est… Les installations étaient certes vétustes mais, par les fenêtres, on pouvait voir le jardin de l’hôpital, enchâssé entre deux haies de platanes encore bien visibles. Et à l’emplacement actuel de l’aire pour enfants, il y avait un potager.
De 1968 à 1973, l’hôpital a été successivement désaffecté, partiellement démoli, squatté. En 1976, on construit au nord de la parcelle un bâtiment de la Faculté de Médecine, et en 1977 le square est agrandi et transformé en jardin Villemin… À partir de juillet 1991, pour faire échouer les projets immobiliers, un collectif d’une trentaine d’artistes, « les Anges des Récollets », occupe le couvent. En janvier 1992, l’édifice subit un incendie et sa toiture est aux trois quarts détruite. Tout le monde est délogé et les accès sont interdits et protégés. Bientôt ce bâtiment historique prendra l’eau chaque hiver. Une longue période de luttes commence pour éviter sa destruction…
Côté canal ensuite, là où la pelouse ondule en douces collines : cette extension du jardin Villemin, réalisée au début des années 90, a fait l’objet d’une âpre bataille entre riverains et promoteurs immobiliers. Il a fallu démolir à tout va les nombreux bâtiments qui subsistaient. À cet endroit, le jardin fait face au bassin des Récollets, une courbe du canal assez large pour que se croisent péniches montantes et descendantes. Il faut imaginer les lieux dans les années 40 à 70 : des constructions à un ou deux étages, un bureau de poste en brique rouge (le bureau central du Xe), des entrepôts et des usines, des voitures et des camions garés face à l’eau (là où l’on pique-nique), des carrioles à cheval transportant des tonneaux de vins d’Algérie, du sable, des caisses… et des péniches amarrées en double file, des cheminées qui crachaient leur poumon… Au 121 quai de Valmy se trouvait la fabrique du verrier Pochet du Courval (qui y réalisait des flacons pour Guerlain, Dior, Cartier…). L’entreprise a conservé ses bureaux parisiens en rez-de-chaussée de l’immeuble moderne actuel jusqu’en 2015.
Il y avait aussi, au 51 rue Lucien Sampaix, soit juste à l’entrée actuelle du jardin, une bâtisse de deux étages à la façade en bois : c’était l’une des dernières guinguettes de Paris. Au rez-de-chaussée, un cabaret-restaurant, le Peanuts, avec une estrade et un piano, des tables éclairées à la bougie, des coupelles de cacahuètes et des cendriers à foison. Ça chantait, dansait, fumait et buvait, un peu comme aujourd’hui au Cinquante, rue de Lancry. La bâtisse a été rasée en 1983… au désespoir des gens du quartier. L’extension du jardin Villemin jusqu’au canal est inaugurée en 1986. Mais dès décembre 1990, l’endroit est fermé au public au profit d’un projet de construction de logements de luxe avec vue sur l’eau… Il a fallu l’opiniâtreté des riverains (notamment de l’association VIVRE) et des occupations de chantier pendant plus de deux cents jours pour que le tribunal administratif annule le permis de construire, le 4 juillet 1991. Finalement l’agrandissement du jardin a bien eu lieu.
Cet été, mollement allongés sur l’herbe à refaire le monde avec des potes, entre houmous et rosé, les yeux dans le vague, peut-être aurez-vous une pensée fugace pour ce petit monde populaire et industrieux qui vous a précédés ?
Un peu comme une gare, ce jardin est un lieu de passage, avec ses entrées multiples. Un point de ralliement, mais pas forcément de rencontres, de toute une humanité. Petits vieux, Afghans rieurs, architectes, spécialistes du web, artisans, collégiens et lycéens en grève choisie, cohabitation est là. Un peu comme les fleurs : les nobles (roses, pivoines, tulipes…) côtoient les pas du coin, les importées, les sauvages, les envahissantes. Le jardin reste sauvage, pas taillé au cordeau. C’est dans l’air du temps et c’est tant mieux. On y fait du purin d’ortie ou de consoude (eh oui, ça sent le purin), les adhérents y pratiquent le compost et l’échange de graines. Il faut aussi partager l’espace avec des familles nombreuses de rats, qui ont l’outrecuidance de se montrer de jour alors qu’ils ont le parc pour eux la nuit ! C’est vrai que s’ils avaient le poil roux, se tenaient assis sur une queue touffue et grimpaient aux arbres, on les trouverait trooooop mignons. Mais sans renard, chouette, chat courageux ou chien ratier, il est peu probable que leur population diminue. Heureusement ils contribuent à réduire les déchets, aèrent la terre par leurs galeries et font partie de la biodiversité. Comme les « mauvaises » herbes, orties, pissenlits, ronces, chardons, grande mauve, cerfeuil des bois, chiendent… On a compris qu’elles enrichissent la biodiversité de Paris, survivent à la pollution et à la chaleur et sont souvent très mellifères, voire pour beaucoup comestibles. Alors, si on remplaçait les consensuels géraniums par des orties, des trèfles, des mélisses citronnées, des pissenlits ou des herbes à verrue ? Bon appétit.
Auteur : Paul Kozlow – Horticus, 22 rue Yves Toudic