Parce que l’horizon est court, chaque matin, je guette au creux de mon appartement le mouvement de la lumière. Les évolutions et modifications qu’elle engendre, comme elle court le long des objets ; à défaut de pouvoir observer l’animation du monde par-delà les écrans.
Ce qui me donne le plus matière à voir, à penser et à me réjouir, c’est une orchidée magnifique, postée comme une sentinelle fragile à l’orée de la fenêtre. Elle ne fleurissait pas, jusqu’à ce que je la pose sous un Velux d’où elle recueille la lumière, semble-t-il, avec bonheur. Tendant le cou, une longue tige a poussé jusqu’à la vitre où elle a donné deux fleurs superbes (et une troisième en cours).
Chaque jour, que j’aie à travailler ou non, je suis à l’heure au rendez-vous de la fleur. Cette semaine, le ballet commence à 9h30. Alors, le spectacle est ravissant, aux sens premier, deuxième, troisième. La lumière traverse les pétales délicats, qui éclosent d’un rose vif et tendre. Et comme le soleil avance au ciel, ses bords se font presque transparents ; et toutes les plus petites capillarités de la fleur apparaissent.
Ce phénomène me fascine. D’abord, parce que la beauté interpelle, réconforte et nourrit. Elle m’arrache aux nouvelles assassines et, de la douceur de son chant silencieux, tient mon attention. La paix. Ensuite, parce que lorsque l’enchantement a passé et que l’appartement a repris son habit ombragé, cela donne à penser. Combien de fois l’ai-je regardée ? Combien de fines capillarités sont venues dans la lumière sans que je m’en aperçoive ? J’en ai toujours pris soin, pourtant. Machinalement ; un tour sous l’eau, quelques heures au bain les jours de gloire ; et puis s’en va.
Il fallait la lenteur des jours et la restriction du regard pour que l’œil s’ouvre sur les pétales de velours. Comme il fallait, sans doute, l’arrêt du monde et le joug du confinement pour qu’apparaissent les finesses les plus profondes de nos sociétés. Les inégalités et les difficultés, plus visibles que jamais, de ceux qui sortent envers et malgré tout. Par obligation de travail, le plus souvent ; par esprit de rébellion, parfois. La réalité de mécaniques qui, souvent, jouent à l’envers. Par exemple, pourquoi envoyer, aujourd’hui, des mails promotionnels en masse proposant la livraison gratuite de chaussures et de jeans ? Une crise économique grave s’annonce ; nous le savons. Mais quid de la santé des équipes de livraison ? Quel sens de la mesure adopter ?
Cette période met aussi en lumière la profondeur des liens. Nos dépendances les uns aux autres, à la fois belles et amères, en ces temps de distanciation sociale. Les relations qui nous abîment, et celles qui adoucissent le cœur. Les êtres qui se révèlent dans leur secret ou leur beauté. Le principe de solidarité, d’écoute et d’attention à l’autre comme urgence quotidienne. La qualité de présence que nous pouvons offrir, si nous nous arrachons au temps des tourbillons.
Il est temps de mesurer la forme de nos aveuglements.
Il reste un effet opaque : notre capacité à émerger de cette mer sans fond ; la nature de ce que nous pouvons créer, chacun, et ensemble.
Pleins feux !
Auteur : Hélène Thomas