Un américain à Paris qui a élu l’Hôtel du Nord pour en faire sa deuxième maison. Écrire dans un lieu inspirant, pour un auteur inspiré.
Je n’ai pas rendez-vous avec Douglas Kennedy pour qu’il me raconte son dernier roman, “La Symphonie du Hasard”, ni pour qu’il me parle de ses thèmes de prédilection : la famille, le couple, l’amour ou les complots. Il s’agit de poursuivre notre discussion débutée chez lui, à Londres, il y a plus de 15 ans, quand je l’avais interviewé pour France Inter. Nos retrouvailles sont amicales comme si nous nous étions quittés la veille. Depuis 2011, Douglas est un homme du 10ème arrondissement. C’est à l’Hôtel du Nord que nous évoquons sa vie dans le quartier, tout en convoquant les autres villes où il a un pied à terre : Londres, Berlin et New York. Il me dit dans un français parfait :
“Mon histoire avec le 10ème arrondissement est un hasard, comme beaucoup de choses dans ma vie.”
Il a d’abord habité Saint-Germain-des-Prés quand il y régnait encore une atmosphère littéraire et intellectuelle. Les cinémas étaient nombreux et il résidait “dans l’immeuble des éditions de Minuit”. À cette époque, il lui arrivait de faire quelques incursions rive droite, au métro Château d’Eau. En grand cinéphile, il fréquentait Le Brady où venait François Truffaut ainsi que l’Archipel, un autre cinéma d’Art et d’Essai, situé également Boulevard de Strasbourg. Et puis lors de l’écriture de “La Femme du 5ème” Douglas venait souvent à la lisière du 9ème, là où il campe une partie de l’histoire. Son arrivée dans le 10ème arrondissement est liée à un bouleversement dans sa vie.
Après son divorce, il décide de changer d’appartement et de quartier : “Une porte se ferme, une porte s’ouvre”, résume Douglas Kennedy qui a décidément l’art de la formule. En 2010, sa petite amie de l’époque l’emmène se promener le long du Canal Saint-Martin. Lors de cette première découverte, ils entrent dans une agence immobilière et visitent un appartement. Une semaine plus tard, Douglas devient propriétaire à deux pas de l’Hôtel du Nord où il a maintenant sa table réservée “Là, dans le coin”. À cette époque tout le monde, son avocat en tête, lui a dit : “Douglas, what ?! Le 10ème arrondissement ! Il faut t’installer Place des Vosges !”
Ce à quoi il répond qu’il n’aime pas le Marais qu’il trouve trop “superficiel et touristique”. L’écrivain américain refuse de vivre dans une carte postale. Tant qu’il le peut, il fuit “La Tour Eiffel, le Louvre et les films de Woody Allen !” Voilà comment il a troqué le très chic 6ème arrondissement, où il est resté 8 ans, pour le quartier du Canal Saint-Martin. Pour comprendre ce choix il faut l’écouter raconter d’où il vient : “Mes racines sont celles de la classe moyenne. J’ai grandi à Manhattan dans un appartement de 65m2. Mon père était originaire de Brooklyn quand s’y côtoyaient les cathos irlandais et les Juifs.”
Aujourd’hui, Douglas Kennedy retrouve ici, dans le 10ème arrondissement, un peu du parfum de son enfance. “C’est un quartier hyper familial. C’est un mélange de beaucoup de choses. On croise des artistes, des bobos, beaucoup de jeunes familles.” Il adore aussi le quartier africain de la Rue du Château d’Eau. Pas de doute, Douglas Kennedy est un citadin à la sensibilité de gauche qui aime les grandes villes pour la mixité et la diversité qu’elles offrent. Ce qui le passionne est de constater que l’arrondissement est une mosaïque. Il suffit parfois de traverser ou de changer de rue pour découvrir un autre univers.
Douglas Kennedy aime les quartiers populaires pour leurs commerces de proximité. C’est, pour lui, une nécessité de les préserver car ils créent l’atmosphère et le bonheur de vivre dans les villes. Partout où il vit, à Paris, Londres, Berlin ou New York, Douglas s’installe dans les quartiers populaires. Il a le nez pour choisir ces endroits avant les changements. Il y a 12 ans il a acheté un appartement à Berlin pour le prix d’une voiture. “C’était possible, depuis les géants du net sont arrivés et les prix ont augmenté.” À Manhattan, idem, il vit dans le quartier coréen. Vivre au-dessus de la Place de la République lui offre, d’ailleurs, un accès direct aux Gares du Nord et de l’Est et aux aéroports.
En fait, il redoute la mondialisation. Il refuse d’acheter des livres sur Amazon et il soutient les librairies et commerçants indépendants. Il adore en particulier les papeteries indépendantes. La tragédie new-yorkaise est que “tout est une banque, tout est une pharmacie. New York est devenue triste.” À Brooklyn, les librairies et les cinémas indépendants ont disparu : c’est un drame ! Le grand défi à Paris est de garder ce tissu urbain. “On n’a pas besoin d’autres supermarchés ou de cafés branchés.” Douglas est même allé jusqu’à compter les supermarchés pour constater le risque potentiel qui nous guette.
Douglas veut vivre dans une vraie ville. Il rejette “le vernis des choses”, mais recherche le contact humain. Il est important pour lui d’échanger avec ses voisins et les commerçants qu’il connaît par leur prénom. Il aime discuter avec le cordonnier qui est juif orthodoxe, Emmanuel de la papeterie ou encore Jean-Marie, le fleuriste.
“Je ne suis surtout pas mondain, mais très indépendant.”
Il se rend compte a posteriori qu’il souffrait de la froideur immense du 6ème arrondissement qui est “très BCBG, très austère, gagné par les grandes marques”. Autre chose essentielle pour lui : les boulangeries, celle de sa rue où encore Les Idées du Pain, où il n’hésite pas à faire la queue. Il fréquente les restaurants du quartier qui proposent des plats raffinés sans que ce soit hors de prix. Il voit le 10ème arrondissement de Paris comme l’une des dernières enclaves à préserver. En plus, en grand amateur de jazz, il est à deux pas du New Morning, Le Duc des Lombards, Sunset Sunside. La seule chose qui peut lui manquer, lui, le fou de films, c’est un cinéma à trois minutes à pied de chez lui. Mieux, raconte t-il dans un éclat de rire si communicatif : “Un cinéma en plein air !”
Selon Douglas Kennedy, il faut se rendre à l’évidence : toutes les grandes villes ont changé depuis 30 ans et aucune n’échappe à la gentrification. “Regardez comme la Rue Beaurepaire est devenue très bourge”. Prenez comme exemple le film “La Maman et la Putain” de Jean Eustache, le film de 1973, qu’il considère comme un grand chef-d’œuvre. À cette époque, ce film qui se passe à Saint-Germain-des-Prés dépeint un Paris bon marché, une ville où il est possible pour des intellectuels et des artistes de vivre sans beaucoup d’argent. Mais aujourd’hui, “C’est devenu impossible”, déplore Douglas Kennedy.
“Pour vivre à Paris, il faut beaucoup d’argent. Paris en son entier est devenu inaccessible, comme New York. C’est une véritable tragédie.”
Il y a “de plus en plus de bobos”. Mais attention, Douglas Kennedy tient à faire une petite précision : “Tout le monde utilise cette expression de façon péjorative alors qu’être bobo, c’est ne pas être bling-bling”. Selon lui, être bobo c’est avant tout être citadin et avoir des idées progressistes.
En piéton de Paris, Douglas Kennedy se balade beaucoup. Il ne part jamais de chez lui sans son sac à dos où il glisse un calepin, un stylo et son ordinateur portable. En écrivain nomade il arpente Paris en tous sens. Il hume, regarde, écoute. Il puise là l’inspiration de ses histoires. Quand il trouve un endroit qui lui plaît, il s’arrête et écrit. C’est une chance pour lui car son bureau, “C’est un peu partout”. Dans ses déplacements constants, il voit et mesure les modifications et les évolutions. Un écrivain se doit de rester en contact avec la réalité, “d’être au milieu de la vie”. Pour cela il prend très rarement le taxi, préférant le métro. “La vérité est que tout m’intéresse. Quand on écrit, la chose la plus importante est la curiosité et aussi d’avoir le souci du détail.”
Finalement, à l’issue de cette rencontre, je me dis que Douglas est un écrivain à l’image du 10ème arrondissement : un homme cosmopolite et multiple, un homme curieux et libre, un homme chaleureux, à l’image de son rire, mais aussi un homme visionnaire qui souhaite partager son expérience et nous prévenir de ce qui nous guette. Il a vu changer Dublin, Londres, New York où il a vécu. Il a vu les dégâts de la gentrification. Il insiste : “Le grand défi dans les grandes villes est de maintenir un grand mélange.” Si vous venez dans le 10ème arrondissement, peut-être apercevrez-vous la silhouette de l’écrivain, mais surtout tendez l’oreille car vous entendrez très certainement son rire joyeux, son rire de cascade qui éclate en gourmandise le long du Canal Saint-Martin. En revanche, ne venez pas dans le quartier pour trouver la ville qu’il dépeint dans ses romans car Douglas invente un Paris imaginaire. À un journaliste qui, un jour, lui a posé la question : “Comment avez-vous trouvé ce Paris ?” il a répondu d’un air amusé : “À pied !”. Il en rit encore.
Le dernier livre de Douglas Kennedy : “La Symphonie du Hasard”. Tome 3. Belfond (2018). 400 pages. 22,90€.
Auteur : Gwenaëlle Abolivier.